Vision de l’apiculture par «un non pratiquant»

Bientôt l’humanité disparaîtra. Qui a dit « bon débarras » ? Fort dépité par le résultat de ce que l’homme a réussi à faire sur terre, le maître de l’univers s’interroge. Y aurait-il un bug dans le crâne de ces bipèdes au cerveau hypertrophié pour qu’ils aient ainsi saccagé les océans, les rivières et les forêts, chassé les hirondelles, massacré les lions et les éléphants ? Jusqu’à obscurcir la lumière du ciel et bouleverser les saisons. « Comment faire confiance à ces chimistes d’occasion, à ces fanatiques fauteurs de guerre » se dit le créateur. « Je vais les transformer en taupe et ils passeront leur temps à creuser sous terre ». Dans sa grande magnanimité, il ne peut pourtant se résoudre à abandonner un projet qui lui avait coûté six jours de travail et des milliards d’années à jardiner ce qui devait être son oeuvre.

Mais qui embarquer sur la nouvelle arche de Noë aux côtés de ce qu’il reste des merveilles de la vie sur terre ? Après avoir fait rapidement le tour de la question, le roi des cieux et des mers choisit une reine. Ce sera l’abeille. A elle, tellement maltraitée dans l’ancien, de féconder le nouveau monde, de lui enseigner le travail et la vie en société, de lui donner le goût du sucré et le parfum des fleurs, de devenir l’institutrice de la planète nouvelle. Investies de la conduite du monde, les abeilles présentèrent une dernière requête : pouvait-on sauver avec elles ces étranges monstres, enfumeurs couverts de toiles, qui venaient prélever le miel tout en s’arrachant leurs derniers cheveux devant la folie de destruction des apprentis sorciers, leurs congénères ? Ok pour les apiculteurs. On ne sait trop pourquoi, Dieu prit la décision de faire également monter sur le bateau les amoureux du vin, signe qu’être le plus grand dans l’univers ne dispense pas d’avouer quelques faiblesses.

N’allez pas croire pour autant que les apiculteurs seraient partis sans une bouteille. On en connaît tous, bien au contraire, qui aurait commencé par écoper dans la cave le jour même du déluge. A vrai dire, le choix de l’abeille de sauver ainsi son exploiteur, peut laisser perplexe. De fait, elles savent tout de ces obsédés sexuels chassant la femelle dans les prés et jouant les maquereaux devant leurs cabanes en bois, en attendant que tombe le bénéfice. A nous le boulot, à eux le miel et la tirelire. L’apiculteur est un bordélique organisé, un poète cynique, un radin généreux. Il ne peut laisser indifférent. Il est de tendance envahissante et sème sa pagaille jusque dans la salle de bains qu’il fréquente par ailleurs assez peu. Une sorte de négligé vestimentaire lui tient lieu de costume. C’est plutôt rural. La voiture-camionnette est son deuxième domicile, sa petite niche. Il ne faut donc pas s’étonner qu’elle sente le fauve. L’apiculteur nourrit un culte maniaque pour l’outil sous toutes ses formes, du simple marteau au tracteur dont le profil idéal serait d’être vieux et délabré tout en tournant comme une horloge. Il n’aime pas le neuf.

Car l’apiculteur est un gardien de la mémoire du temps. Sensible à la couleur d’un ciel et à la forme des fleurs, il est le dernier à connaître le nom des arbres, les moeurs des champignons et des bêtes qui sont toutes son ami, sauf celle qui lui met le bourdon. Il a le flair du chien avec lequel il est capable de tenir des conversations à l’infini, sans se regarder, comme une paire de beloteurs tapant leur carton au bar du coin. Bref c’est un as de pic et de coeur qui ne pouvait qu’inspirer la littérature et les troubadours. « Quand l’apiculteur se meurt » chantait Bashung. Mais l’apiculteur ne mourra jamais, l’abeille veille sur lui.