ADN

 

Depuis sa création il y a cinq ans, le Haut Conseil des Biotechnologies (HCB) cherche à entretenir le dialogue entre la société civile et les chercheurs. A ce titre, il publie régulièrement des recommandations afin d’éclairer les autorités publiques dans les décisions relatives aux biotechnologies. La question de la brevetabilité des gènes est un sujet au retentissement politique important, un sujet d’avenir qui révèle néanmoins certaines crispations. En effet, s’il est nécessaire de protéger les innovations relatives aux biotechnologies végétales, par des brevets notamment, le HCB rappelle qu’il ne faut pas occulter les risques pouvant découler de cette pratique. Le débat organisé le 29 avril au Conseil économique, social et environnemental nous a permis de revenir sur ces risques et, de manière plus large, sur les enjeux relatifs à la brevetabilité des gènes, sur les différentes positions adoptées par le législateur au niveau mondial et sur les évolutions en la matière.

 

La journée a été divisée en trois thématiques distinctes :

1) Les brevets sur les gènes : état des lieux

2) Les conséquences sur la recherche et l’innovation : incitations, blocages, évolutions structurelles ?

3) Vers une évolution du droit ou des pratiques en Europe ? Le point de vue des professionnels et des politiques

 

I. Les brevets sur les gènes : état des lieux

Comme l’a rappelé le professeur Michel Vivant, la question de la brevetabilité des gènes est un sujet délicat et controversé. Il énonce plusieurs raisons à cela :

– Le sujet a une dimension technique (juridique et éthique)

– Il soulève un affrontement des dogmatismes entre ceux qui sont pour et ceux qui sont contre le brevet, provocant ainsi des blocages

– Les constructions juridiques sont différentes de part et d’autre de l’Atlantique

– Ces dernières ont subi des évolutions internes fortes et opposées l’une l’autre

– Il n’y a pas de véritable regard critique sur ce sujet

Il convient de s’intéresser à présent à ces deux constructions juridiques américaine et européenne – incarnées respectivement par l’Office américain des brevets et l’Office européen des brevets – pour mieux rendre compte de leurs évolutions internes.

L’avocat John P. Iwanicki a centré son intervention sur le cas Myriad qui, en 2013, a déplacé le curseur de la brevetabilité. La Cour Suprême américaine a en effet décrété que la société de biotechnologie Myriad Génétics1 n’avait fait qu’isoler des gènes, à savoir des produits de la nature, ce qui est assimilable à une découverte et non à une invention. Auparavant, la législation américaine stipulait que « quiconque invente ou découvre peut breveter ». Avec l’arrêt Myriad, le fait d’isoler une séquence d’ADN n’est plus suffisant : pour breveter, il faut mettre en avant une application pratique de la séquence, son caractère nouveau, utile et chimiquement différent de ce que l’on trouve dans la nature. Par conséquent, sont considérés comme non-brevetables des gènes simplement isolés de leur environnement naturel, mais brevetables des gènes synthétiques produits en laboratoire. Cette décision relance le débat au niveau mondial et particulièrement en Europe où les exigences en matière de brevetabilité sont différentes, voire opposées.

La directrice de l’Office européen des brevets, Siobhàn Yeats, rappelle par exemple que le simple fait d’isoler une séquence suffit, d’après la législation en vigueur, à faire l’objet d’un brevet. Il faut aussi mettre en avant une application de la séquence pour que cela soit considéré comme une invention. De façon plus générale, l’Office européen a pour base légale la Convention sur le Brevet européen qui regroupe 38 membres.

Pour qu’un brevet soit délivré, le demandeur doit mettre en avant l’application industrielle de la séquence de gènes. La plupart des séquences brevetées ont ainsi une activité médicale : elles codent un médicament ou sont utilisées dans un procédé. Les séquences sans fonction n’obtiennent jamais de brevet, ce qui rend la pratique de l’OEB restrictive.

Il ne délivre pas non plus de brevets à portée étendue car il tient compte des évolutions techniques. Ainsi, 36% des brevets concernent des procédés diagnostiques, 34% codent les protéines et seulement 7% des séquences. Cela rejoint les données fournies par l’INPI selon lesquelles le nombre de brevets portant sur des séquences génétiques dans le domaine médical est très limité en France avec une tendance à la baisse ces dernières années. Pour ce qui concerne les plantes, ces dernières sont brevetables si l’invention est techniquement capable de produire une multitude de plantes (par exemple : une plante qui porte un gène – étranger ou naturel – donnant une résistance à un herbicide). Depuis 1995, 1800 brevets ont été déposés pour des plantes avec seulement 80 demandes pour des plantes conventionnelles, les autres concernant des plantes génétiquement modifiées.

Pour résumer, les gènes et les plantes sont donc brevetables en Europe sous certaines conditions. L’OEB se montre assez restrictive en matière de délivrance de brevets lesquels sont d’ailleurs uniquement à portée limitée.

 

II. Les conséquences sur la recherche et l’innovation : incitations, blocages, évolutions structurelles ?

L’intervention du secteur semencier a permis de distinguer deux formes de protection juridique relatives aux plantes sélectionnées : le brevet et le Certificat d’Obtention Végétale (COV). Le risque d’interférence est élevé. Comment donc peut-on gérer ces deux types de droit ? Franck Tétaz, conseiller en brevets, a souligné le besoin de stabilité et de bonne compréhension du droit afin d’éviter les problèmes d’interprétation. Les nanotechnologies ont fait surgir de nouvelles problématiques mais il vaut mieux, avant de légiférer à outrance, s’assurer que l’on a exploité toutes les sources d’interprétation de la loi. La loi est claire en Europe puisqu’un gène est considéré comme une molécule chimique. Les agriculteurs doivent donc se demander si leurs semences contiennent cette molécule chimique et si elle est brevetée ou transformée.

A l’origine, le COV a été créé dans les années 1960 afin de protéger les inventions végétales. Il met en avant trois éléments : la distinction, l’homogénéité et la stabilité dans le temps. Cette forme du droit comporte des exceptions, en particulier en matière de sélection puisqu’il est possible pour un semencier d’utiliser une variété de son concurrent et de créer ensuite une nouvelle variété. L’accès à la variabilité génétique est donc libre et la négociation entre le demandeur et celui qui octroie inexistante. La présence du brevet vient donc complexifier la situation. D’une part il fait l’objet de discussions entre les deux précédents protagonistes, d’autre part il réduit l’accès aux gènes natifs puisqu’il faut faire attention aux éléments brevetés et limite, voire annule, l’exception de sélection : comment peut-on désormais se débarrasser des éléments brevetés pour accéder à la variabilité ?

 

Comme cela a été mentionné en amont, les positions sur le brevet sont tranchées. Ceux qui sont contre, tels Christopher Then, coordinateur de No patents on seeds, ou Guy Kastler de la Confédération paysanne aimeraient que les lois nationales et les directives européennes soient modifiées. Les défenseurs du brevet, ici Jean Donnenwirth, directeur juridique Europe de Pioneer, arguent que la propriété intellectuelle est déterminante dès lors que les recherches sont conduites par des entreprises privées qui, parce qu’elles investissent, ont besoin de sécurité et d’un retour sur investissement en conséquence. Jean Donnenwirth préconise des changements : le brevet pourrait avoir une durée plus courte, les variétés protégées mises à la disposition de tous, le système de demande être international. Concernant le secteur médical, les intervenants proposent de remodeler l’espace de l’innovation en s’appuyant notamment sur la décision Myriad. En libérant le développement des tests génétiques, la Cour suprême a restauré, au moins en partie, le domaine public de la médecine et de la recherche. Le risque de monopole développé par les brevets est en effet très fort, ce qui n’est pas sans heurter les médecins et les patients. Une des solutions de contournement proposée serait de mutualiser la propriété. Dominique Stoppa-Lyonnet, chef du service oncologique de l’Institut Curie, a pointé quant à elle l’émergence de consortiums internationaux de recherche médicale comme autre forme d’organisation et pose la question de la place des laboratoires académiques. La frontière – l’équilibre – entre libre circulation des idées et des connaissances et leur protection reste instable. La question de l’évolution du droit et des pratiques, elle, mérite que l’on s’y attarde.

III. Vers une évolution du droit ou des pratiques en Europe ? Le point de vue des professionnels et des politiques

Les professionnels de l’industrie pharmaceutique ainsi que les chercheurs sont unanimes pour dire que le brevet est un Graal et qu’il reste la meilleure traduction sur le marché d’une découverte scientifique. Parce que les industriels, en collaboration avec les inventeurs, ont besoin de temps, de ressources humaines et financières pour développer cliniquement un médicament ainsi que d’un retour sur investissement, ils recherchent un gage de sécurité – une exclusivité – qui leur est procuré par le brevet. En ce sens, il n’apparait pas nécessaire de faire évoluer le droit des brevets en Europe car l’OEB a des critères stricts appliqués dans ce domaine.

Le point de vue des semenciers est plus critique. Ces derniers réclament un système de propriété intellectuelle fort étant donné que les variétés créées sont faciles à contrefaire et qu’elles se multiplient rapidement. Aussi, le développement des technologies et la compréhension des mécanismes des gènes apparaissent de plus en plus complexes et coûteux donc le système de propriété intellectuelle doit être clair. Enfin, il doit prendre en compte le besoin qu’ont les semenciers d’avoir un juste retour sur investissements, sans oublier que la maîtrise de ces technologies constitue un avantage concurrentiel de taille. La combinaison du brevet et du COV semble apporter satisfaction à Philippe Moreau, Président de la commission PI de l’Union française des semenciers, même s’il demande davantage d’équilibre entre ces deux systèmes pour éviter les interférences. Guy Kastler de la Confédération paysanne se pose, lui, la question de la légitimité de la propriété intellectuelle sur le vivant et affirme que le brevet n’apporte rien de nouveau : lorsqu’on achète des semences brevetées, elles sont déjà protégées par le COV. Le brevet ne fait qu’amener de la traçabilité dans les champs des agriculteurs. Ceux qui n’achètent pas de semences brevetées ont, paradoxalement, eux aussi des brevets dans leurs champs. Il faudrait que la protection du brevet ne s’applique pas dans ce cas de présence fortuite.

Quoiqu’il en soit, ces différents acteurs semblent avoir tout intérêt à travailler ensemble dans le cadre de la propriété intellectuelle, et cela dans la limite de la loi, puisque l’innovation paysanne est complémentaire de l’innovation industrielle. Les décideurs politiques, quant à eux, travaillent sur le délit de contrefaçon en proposant notamment la création d’un site lisible afin de ne plus ignorer les procédés brevetés. Ils continuent à promouvoir l’innovation en garantissant le retour sur investissement grâce au monopole temporaire accordé sur une technique. Ils notent enfin les différents développements qui peuvent conduire à modifier certains aspects du droit des brevets. Les sujets prioritaires de la Commission européenne sont actuellement les plantes issues de procédés biologiques et les cellules souches embryonnaires.

 

L’oeil du grand témoin : Michel Callon ?Le rapport entre économie et éthique.

Ce professeur à l’école des Mines conclut ce colloque en rappelant l’existence – passée ou non – de deux doctrines économiques :

• La doctrine naturaliste selon laquelle un inventeur a le droit naturel de s’approprier son travail même s’il utilise des outils relevant du bien commun. L’invention n’est en ce sens jamais le fait d’un seul inventeur puisque celui-ci met la nature à contribution. Elle est une coinvention qui résulte d’un partenariat entre humains et non-humains.

• La doctrine utilitariste : pour qu’il y ait des inventeurs, il faut entre autres leur donner une rente qui les conduise à prendre des risques et à investir. Cependant, aucune règle générale ne permet de prévenir sous quelles conditions le brevet va établir un compromis satisfaisant entre les deux parties. Cela dépend des technologies, des structures de marché, des stratégies développées par les titulaires de brevets etc.

Selon cette dernière doctrine, les brevets incitent-ils à l’innovation ?

Il semblerait que l’innovation poussée par la compétition tue la compétition. Dans le secteur des biotechnologies, on observe une activité intense de recherche&développement ainsi que d’innovation. Le phénomène de « locking » ou de verrouillage vient nuancer ce succès. Il s’agit d’un mécanisme courant qui est renforcé par l’existence de brevets dont les protections sont fortes et qui crée des distorsions.

Au niveau microéconomique, le brevet apparait comme un outil stratégique permettant de créer des rapports de force à son avantage, d’où la forte croissance du nombre de brevets et la valeur douteuse de certains. On observe certaines firmes qui se construisent un réseau de brevets les plaçant en position de force. On appelle cela des « buissons de brevet », peu développés dans les biotechnologies.

La fragmentation des brevets : une question d’avenir pour les biotechnologies.

Le processus d’innovation est avant tout collectif et fait place à de nombreux allers-retours entre la recherche en amont et la recherche en aval. La fragmentation des brevets rend d’autant plus difficile cette dynamique parce que les chercheurs sont incités à prendre eux-mêmes des brevets. Le meilleur exemple de cet obstacle reste les « tests compagnons »2. Comment dès lors organiser une coopération entre tous ces agents qui ne veulent pas lâcher la propriété des molécules qu’ils ont en magasin ? La fragmentation de la recherche est liée à la remontée vers l’amont des stratégies de prise de brevets.

L’importance des brevets et le développement du marché des technologies contribuent à la diffusion des inventions. Avec lui l’invention devient une activité lucrative à part et la spécialisation verticale est renforcée. D’où l’idée de la mise en place d’un consortium pour relâcher, peut-être, la pression sur la propriété des gênes.

Stéphane Le Foll rappelle la difficulté d’un tel débat sur la brevetabilité du vivant puisque nous basculons d’emblée dans le champ de l’éthique et de la morale. Le besoin de démocratie devient fort ; les choix ne peuvent être faits uniquement par des scientifiques. Le rapport entre l’homme, la science et la nature est au coeur du débat, un débat qui suscite mobilisation et passion tandis que la législation européenne peine toujours à faire consensus. Le cas des OGM est particulièrement révélateur de ces difficultés.

 

1 A la fin des années 1990, la société de biotechnologie Myriad Genetics, associée à l’université d’Utah et aux National Institutes of Health (NIH), a obtenu aux Etats-Unis plusieurs brevets sur les gènes BRCA1 et BRCA2, gènes dont les mutations sont associées à un risque élevé de cancers du sein et de l’ovaire. Depuis, Myriad Genetics a exercé aux Etats-Unis un monopole sur le marché des tests de prédisposition aux cancers du sein et de l’ovaire, monopole qu’elle a tenté d’imposer en Europe.

2 Un test compagnon est un test diagnostique qui permet de déterminer quel sous-groupe de patients est susceptible de bénéficier d’un traitement par une molécule donnée et quel sousgroupe ne l’est pas.