La plupart des champignons associés aux abeilles ne se révèlent pas problématiques pour les apiculteurs. Par contre, l’ascosphérose est la principale mycose qui engendre des inquiétudes. L’ascosphérose est le nom savant d’une pathologie apiaire que les apiculteurs appellent couramment la « maladie du couvain plâtré », parce que les larves qui y succombent, et qu’ils qualifient de « momies », ont une consistance crayeuse. Cette maladie parasitaire qui est responsable chez l’abeille d’une mycose du couvain est présente dans le monde entier. La pathologie a été identifiée au début des années 1900. Jusqu’à la dernière partie du 20e siècle la maladie du couvain plâtré n’était que faiblement présente en dehors de l’Europe. L’ascosphérose a été signalée pour la première fois aux États-Unis en 1968. En 12 ans, elle s’était étendue à toute l’Amérique du Nord.
Ascosphaera apis, le champignon responsable de l’ascosphérose, est réputé parasiter uniquement les larves de l’abeille européenne (Apis mellifera), de l’abeille asiatique (Apis cerana) et d’une abeille charpentière (Xylocopa californica).
Bien que A. apis soit rarement responsable de la mort de colonies d’abeilles, le champignon entraîne toutefois d’importantes pertes de larves (figure 1) ; ce qui impacte forcément le développement des colonies et leur productivité…
La maladie du couvain plâtré
Les larves d’abeilles peuvent ingérer les spores pathogènes à tout âge. Généralement, ce sont les larves de faux bourdons qui sont atteintes en premier, puis les larves d’ouvrières, voire celles des reines. Les spores se développent dans le tube digestif des larves et donnent naissance à un mycélium (forme végétative du champignon) qui traverse d’abord la paroi intestinale, puis envahit tous les tissus de l’insecte en formation et passe finalement à travers la cuticule. Bien qu’on n’ait pas détecté de chitinases chez le champignon parasite, l’équipement enzymatique d’Ascosphaera apis est néanmoins capable de lyser des constituants de l’exosquelette de l’abeille. Les très jeunes larves (âgées de 1 à 2 jours) cessent de se nourrir peu de temps après la consommation des spores d’A apis. Elles peuvent survivre jusqu’à 48 h, mais meurent généralement avant l’apparition de signes visibles de la maladie fongique. Les larves plus âgées (3 à 7 jours) continuent de se nourrir, mais à un rythme ralenti. Dans un premier temps, des masses blanchâtres de mycélium sont visibles sous la cuticule translucide de la larve contaminée qui meurt généralement 72 h après l’inoculation du germe pathogène. Ensuite, un feutre fongique couvre progressivement le cadavre larvaire, excepté la tête, en commençant par la partie postérieure. Les larves mortes deviennent d’abord spongieuses, puis sèchent, durcissent et prennent l’apparence d’un morceau de craie : d’où la dénomination de « couvain plâtré ». Les larves « momifiées » n’adhèrent pas aux parois des alvéoles et produisent un bruit de grelot lorsqu’on secoue un cadre fortement atteint. Les abeilles perforent les opercules des cellules contenant des momies pour les évacuer. À ce stade, on note la présence de larves momifiées blanches et/ou noires dans le fond de la ruche (figure 2) et sur la planche d’envol.
L’agent causal de l’ascosphérose
Ascosphaera apis est un champignon filamenteux de la famille des Ascomycètes qui constituent une vaste division de champignons. Les Ascomycètes se
caractérisent par la formation de spores sexuelles, appelées « ascospores », à l’intérieur d’organes particuliers, les asques. Les filaments, ou hyphes, de cette espèce fongique sont segmentés et mesurent autour de 5 µm en diamètre. La ramification des filaments forme un mycélium.
Pour sa reproduction sexuée, A. apis nécessite deux genres de mycéliums, morphologiquement semblables mais physiologiquement différents, ayant des polarités contraires : l’un de signe « + » ; l’autre de signe « – ». C’est ce qu’on appelle un champignon hétérothallique. Lorsque des mycéliums de sexes opposés entrent en contact, il y a formation de corps de fructification (figure 3) : des sortes de globules de 80 µm de diamètre en moyenne ; ce qui équivaut au diamètre de la section d’un cheveu. Les corps de fructification, aussi appelés « sporocystes », sont de couleur vert foncé, brun foncé ou noirs (figure 4).
Les sporocystes sont remplis de structures sphériques dénommées « asques ». Ces sphères sont entourées d’une membrane dite « évanescente » parce qu’elle se désintègre spontanément pour libérer les ascospores qu’elle contient. C’est pourquoi les asques apparaissent souvent comme des agrégats
d’ascospores non enveloppés (figure 5). Le diamètre des asques mesure grosso modo entre 10 et 20 µm (figure 6). Les ascospores ressemblent à des grains de riz plus ou moins incurvés, qui mesurent environ 3 µm en longueur (figure 7). Les ascospores constituent les formes de résistance et de dissémination d’Ascosphaera apis.
On a donc affaire à un emboîtement de globules qui rappelle les poupées russes. Des sporocystes contiennent des asques qui, à leur tour, renferment des ascospores. Les ascospores sont activées dans l’intestin moyen des larves infectées par la présence du CO2 produit par les tissus de l’hôte. Ils germent et donnent naissance à des hyphes qui traversent la paroi intestinale. C’est à ce moment-là que le parasite provoque effectivement la maladie. Ensuite le champignon colonise le corps de la larve, puis franchit la cuticule. Le mycélium blanchâtre qui couvre finalement la larve morte peut produire des corps de fructification sombres à la surface du cadavre qui noircira (figure 8). Une momie noire génère des millions de nouvelles spores infectieuses. Certaines momies n’étant pas en mesure de compléter leur cycle de reproduction (de sporuler) à cause des conditions ambiantes (trop chaud et/ou trop sec) se déshydratent et gardent une apparence blanchâtre.
• On entend souvent dire que les momies blanches ne sont pas infectieuses parce qu’elles ne contiendraient que des mycéliums de même sexe. Or, rien n’est moins sûr ! En effet, le développement des corps de fructification dépend des conditions ambiantes de température et d’humidité. Des investigations ont montré que les momies blanches, à l’instar des momies sombres, résultent de l’infection par les deux genres de mycéliums (désignés + et -). L’incubation aux conditions de température et d’humidité appropriées de momies blanches, rejetées par les abeilles nettoyeuses au fond de la ruche, peut conduire à la formation de sporocystes et au noircissement des momies tant que les hyphes sont viables. Les momies blanches sont donc aussi potentiellement contagieuses.
Remarques
Ascosphaera est un genre de 28 espèces de champignons spécialistes de l’abeille, avec une distribution mondiale dans les régions tempérées et tropicales. Toutes les espèces réalisent leur cycle de vie entier dans des nids d’abeilles. Sept espèces d’Ascosphaera sont courantes en Europe. Bien qu’Ascosphaera vive en association avec des abeilles solitaires et des abeilles sociales, la majorité des espèces identifiées (25 parmi 28) ont été décrites initialement chez des abeilles solitaires.
La plupart des espèces d’Ascosphaera sont des saprophytes. En d’autres termes, ils se nourrissent de déchets générés par les abeilles. Ascosphaera callicarpa, par exemple, est commun sur les fèces des larves de l’abeille solitaire Chelostoma florisomne. Chez les abeilles sauvages, les adultes « n’élèvent » pas le couvain, ne soignent pas les larves. Par conséquent, dans ces cas de figure, l’immunité sociale fait défaut. L’oeuf éclot sur un amas de nourriture, prévu pour la croissance larve, qui constitue également un terreau favorable au développement de champignons spécialisés, comme Ascosphaera. Cependant, toutes les espèces d’Ascosphaera ne sont pas aussi inoffensives. Certaines espèces sont pathogènes, quoique censées n’affecter que les larves des abeilles.
Il n’avait jamais été rapporté qu’une abeille adulte, ou tout autre insecte adulte d’ailleurs, ait été infecté par Ascosphaera apis. Pourtant, une toute récente publication (2015) révèle la présence d’ascospores et de la forme végétative (mycélium) du champignon chez des bourdons adultes élevés en captivité. Toutefois, l’étude n’a pas permis de déterminer si l’infection était létale pour les insectes adultes parasités par A. apis.
L’infection fongique observée chez ces bourdons adultes pourrait avoir été transmise par l’ingestion du pollen d’abeilles domestiques utilisé pour leur élevage. Les auteurs émettent néanmoins aussi l’hypothèse d’une possible transmission du pathogène entre pollinisateurs butinant une même fleur (figure 9)…
Heureusement, l’abeille dispose elle-même de moyens de défense contre la maladie : un système immunitaire inné capable d’exprimer différentes substances antimicrobiennes à l’encontre d’agents pathogènes. D’autre part, on sait que l’élaboration par les abeilles de la propolis, une mixture résineuse qui contient des substances antimicrobiennes, intervient dans les mécanismes de défense collective des abeilles sociales. À ce propos, des travaux de recherche ont établi que les abeilles pratiquent un genre d’automédication en réponse à une infection fongique comme l’ascophérose. Cette étude montre notamment que les colonies d’abeilles confrontées au couvain plâtré augmentent la récolte des matières premières nécessaires à la fabrication de la propolis. De plus, ces travaux démontrent que l’intensité de l’infection parasitaire diminue lorsque la quantité de propolis dans la ruche augmente.
Enfin, il faut rappeler que les feuilles de cire gaufrées contaminées avec des spores d’A. apis contribuent à la dissémination du champignon. Plus la concentration en spores dans la cire est élevée, plus la matière est infectieuse.
Les moyens de lutte contre l’ascosphérose
Le diagnostic clinique de la maladie du couvain plâtré est particulièrement simple. Il s’appuie sur une analyse visuelle du couvain. En cas d’ascosphérose, on observe des larves dépéries dans leurs cellules, des opercules perforés et des momies présentes au fond de la ruche et sur la planche d’envol. Les cadavres larvaires récents sont recouverts d’un mycélium cotonneux, alors que les larves desséchées (momies) blanches ont la consistance du plâtre. D’autres momies sont partiellement, voire presque totalement noires et recouvertes d’une couche granuleuse (figure 10). Ces grains noirs sont remplis de spores (ascospores) contagieuses. Les spores des momies noires sont contagieuses pendant plus de dix ans. Même les spores répandues dans le milieu extérieur à la ruche gardent un pouvoir infectieux pendant plusieurs années. On sait qu’un certain nombre de facteurs favorisent l’apparition de la maladie du couvain plâtré, à savoir, entre autres :
• L’humidité ;
• Une ventilation insuffisante de la ruche ;
• Un temps trop froid pendant le développement de la colonie ;
• L’atteinte des abeilles par d’autres agents pathogènes (Varroa, loques, virus) ;
• Des manipulations techniques, comme la formation d’essaims par exemple, qui diminuent le rapport abeilles adultes/couvain.
Deux actions prépondérantes permettent de réduire la charge infectieuse d’une colonie d’abeilles touchée par A. apis :
1) La conduite hygiénique des abeilles, qui repose sur un mécanisme complexe de détection et d’extirpation des larves infectées.
2) Le diagnostic précoce de la maladie par l’apiculteur qui assainira la ruche parasitée.
Aucun traitement spécifique contre l’ascosphérose n’est commercialisé à ce jour. Cependant, il est intéressant de noter que des chercheurs français ayant fait un essai de médication à base d’huile essentielle de sarriette, incorporée dans un nourrissement hivernal à base de candi à une concentration de 0,1 %, ont enregistré une nette régression de l’affection pendant les 75 jours suivant le traitement.
Conclusions
La prévalence du couvain plâtré est en augmentation depuis la fin des années 1980. La mondialisation de la filière apicole ainsi que les échanges de matériels et d’abeilles contribuent à la dissémination de la mycose. Bien qu’Ascosphaera apis ne tue qu’une fraction de la population (des larves) d’une colonie d’abeilles, son impact économique est loin d’être négligeable. En effet, le retard de développement printanier de la colonie, dû au champignon, se solde inévitablement par des pertes de récoltes.
En l’absence de médicament contre la maladie du couvain plâtré, il convient avant tout d’éviter les causes favorisantes de la mycose, qui sont fortement liées aux conditions du milieu. Ainsi, on veillera à :
• Ne pas implanter de ruches dans des endroits humides ;
• Isoler les ruches du sol, surtout en hiver et au printemps ;
• Assurer une aération suffisante des ruches ;
• La disponibilité de pollens variés dans les alentours du rucher ;
• Surveiller l’apparition de momies sur la planche d’envol et le plateau des ruches ;
• Désinfecter les plateaux souillés par des momies ;
• Remplacer les cadres qui comportent des momies, noires ou blanches.
Ces quelques mesures prophylactiques, appliquées à des colonies d’abeilles au comportement hygiénique performant, sont les meilleurs moyens d’éloigner la maladie du couvain plâtré de nos ruchers. L’ascosphérose n’est ni une banalité ni une fatalité et encore moins une maladie honteuse ! À n’en pas douter, une bonne connaissance du processus infectieux permet de mieux prévenir, diagnostiquer et prendre en charge les cas d’ascosphérose.
Dr Joseph Hemmerlé
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