Résumé : Plusieurs pays, dont la France, ont subi d’énormes pertes d’abeilles mellifères Apis mellifera ces dernières années. Cet effondrement des colonies repose sur une combinaison de plusieurs facteurs : pollution par les pesticides, bouleversement du milieu naturel mais également prolifération des parasites de l’abeille. Parmi les parasites mis en cause, l’acarien Varroa destructor, responsable de la varroase, a des effets désastreux sur la vitalité de la colonie puisque les larves infestées meurent ou deviennent des adultes malformés inaptes à la survie de la colonie.
Récemment, des souches d’abeilles résistantes à V. destructor sont apparues spontanément au sein des ruchers non traités contre la varroase. Certaines de ces souches ont développé des stratégies de détection et d’élimination du couvain infesté, mais il apparaît que ces stratégies n’expliquent pas à elles seules l’ensemble du phénomène de résistance à la varroase. Ainsi, la première étude menée au laboratoire a consisté à déterminer, sur des souches présentant des degrés d’hygiénicité et des taux d’infestations différents, si des facteurs de l’immunité sont impliqués dans le phénomène de résistance à V. destructor. Les résultats de ces travaux montrent notamment qu’au sein du rucher étudié, les abeilles composant les colonies les moins infestées possèdent une hémolymphe dotée d’une activité antibactérienne importante. L’immunocompétence de ces abeilles est également liée à une plus forte activité oxydante.
Ces observations suggèrent une implication des facteurs de l’immunité individuelle dans le phénomène de résistance des abeilles à la varroase et ouvrent des perspectives d’étude des mécanismes moléculaires à l’origine de cette résistance.
Introduction : Varroa est originaire d’Asie du Sud-Est et a été découvert en 1904 dans le couvain de son hôte d’origine, l’abeille orientale (Apis cerana). En France, c’est en 1982 que l’acarien a été identifié pour la première fois dans les couvains d’abeilles locales. Un an plus tard environ, l’acarien s’était répandu de l’Alsace à la Côte d’Azur. Cette dissémination rapide n’est que le reflet de la situation mondiale puisqu’en trente ans, le varroa a progressé de l’Asie du Sud Est jusqu’en Europe occidentale (Sammataro et al., 2000). Cet acarien touche aussi bien les larves que les adultes et entraîne de graves troubles du développement rendant les abeilles inaptes au travail de la colonie (Vanengelsdorp et al., 2009).
Ces dernières années, des souches d’abeilles naturellement résistantes à V. destructor sont apparues spontanément dans les colonies d’abeilles infestées par le varroa. Certaines de ces souches maintiennent un taux faible de varroase notamment grâce à leur capacité à détecter et éliminer le couvain infesté (Ibrahim et Spivak, 2006). L’abeille asiatique Apis cerana semble d’ailleurs elle aussi posséder cette capacité. Mais les travaux récents font apparaître de plus en plus clairement que ce n’est pas le seul mécanisme naturel de résistance à V. destructor. L’abeille pourrait, en particulier, s’appuyer sur son système immunitaire pour lutter contre la varroase. En effet, une étude récente a montré que la varroase déclenche chez l’abeille une réponse immune qui se caractérise notamment par une augmentation de la synthèse des peptides antimicrobiens : abaecine, défensine et hyménoptaecine (Gregorc et al., 2012). Tandis qu’une étude génomique menée par Behrens et coll. sur une lignée d’abeilles résistantes à la varroase a permis de mettre en évidence l’implication dans la résistance à la varroase d’une région du chromosome 7 contenant un gène de régulation de la réponse immune et du développement de l’abeille (2011). Ces résultats s’opposent toutefois à des données plus anciennes, dans lesquelles un effet immunosuppresseur de varroa sur l’abeille avait été démontré. C’est ainsi qu’il a été établi que l’infestation par V. destructor entraîne une diminution de l’expression de gènes codant pour des peptides antimicrobiens et des enzymes du système immunitaire (phénol oxydase, glucose déshydrogénase, glucose oxydase et lysozyme) (Gregory et al., 2005 ; Yang et Cox-Foster, 2005). Des investigations récentes précisent que l’immunosupression pourrait être directement due, comme pour de nombreux autres arthropodes piqueurssuceurs, à des composés immunosuppresseurs présents dans la salive de Varroa (Richards et al., 2011). De même, alors que l’infection par le Deformed Wing Virus (DWV) est fréquente chez l’abeille et peut rester bénigne, celle-ci se révèle mortelle en présence de Varroa. Cette synergie pathogénique qui profite à la fois au virus et à l’acarien pourrait, comme c’est fréquemment le cas chez les arthropodes ayant adopté ce mode de vie, être une relation de mutualisme dans laquelle les immunosuppressions virale et salivaire bénéficient aux deux partenaires (Gregory et al., 2005 ; Shen et al., 2005 ; Yang et Cox-Foster, 2007 ; Boncristiani et al., 2009 ; Gregorc et al., 2012). Enfin, d’autres synergies virus-Varroa pourraient exister tant le nombre de virus inoculés à l’abeille par cet acarien est grand (Genersch et Aubert, 2010). C’est pourquoi, la réponse immune de l’abeille à Varroa pourrait être grandement influencée par les virus dont il est le vecteur.
Ces travaux semblent donc indiquer dans leur ensemble qu’il existe dans la relation abeille-Varroa, comme dans l’immense majorité des relations hôteparasite, une lutte à l’échelle individuelle au cours de laquelle l’abeille déploie ses défenses immunitaires et Varroa lui oppose une série de mécanismes d’immunomodulation.
Ces derniers sont issus de la longue co-évolution entre Varroa jacobsoni et A. cerana, laquelle résiste mieux à la varroase et semble de façon très intéressante être immunitairement mieux armée qu’A. mellifera (Xu et al., 2009). Malheureusement les données sur l’implication des molécules effectrices de la réponse immune de l’abeille dans le phénomène de résistance à la varroase sont inexistantes. Pour cause, l’étude des mécanismes de l’immunité anti-Varroa est techniquement très difficile. C’est pourquoi le laboratoire s’est proposé de contourner le problème en comparant les capacités immunitaires des abeilles provenant de colonies ayant des taux de varroase différents. Le but étant de déterminer s’il existe un lien statistique entre la quantité de molécules effectrices de l’immunité dans les abeilles et le taux de varroase de la colonie. Pour ce faire, le niveau de transcription de gènes codant pour des protéines de réserve, de l’immunité, et de protection contre le stress oxydant a été mesuré. L’activité phénol oxydase ainsi que le pouvoir antimicrobien de l’ hémolymphe a également été évalué. Cette étude est la première à évaluer et discuter les corrélations entre l’immunité individuelle de l’abeille et le taux d’infestation de la colonie par le varroa.
Matériel et méthodes : Au rucher Bolt (Toulouse), qui n’est constitué que de colonies non traitées, le taux d’infestation par Varroa des adultes et du couvain ainsi que l’hygiénicité des colonies a été mesuré. Un score a été attribué à chaque colonie en ce qui concerne l’agressivité et la productivité. Au début de l’été 2010, onze colonies ont été sélectionnées et des butineuses ont été récoltées et directement analysées (n = 88). Les abeilles ont ensuite été pesées, l’hémolymphe prélevée, stockée à -80°C et l’ARN total a été extrait et transformé en ADN complémentaire. Les niveaux d’expression des gènes de l’abaecine, de la défensine, de l’hyménoptaecine, de la glucose déshydrogénase, de la glucose oxydase du lysozyme et de la phénol oxydase ont été mesurés. Le pouvoir antimicrobien des différentes hémolymphes contre un bacille à Gram négatif Escherichia coli et un coque à Gram positif Micrococcus luteus a été quantifié et les activités enzymatiques de la phénol oxydase, de la glucose oxydase et de la glucose déshydrogénase évaluées. Parallèlement, le niveau d’infection par le bacille de la loque américaine (Paenibacillus larvae), l’acute paralysis bee virus, le black queen cell virus, le chronic bee paralysis virus, l’Israel acute paralysis virus, le kashmir bee virus, le sacbrood virus a été mesuré. Des gammes standard ont été préalablement réalisées pour chaque transcrit étudié ainsi que pour chaque activité enzymatique quantifiée. Les niveaux d’expression des gènes étudiés ont été référencés grâce à un gène de ménage et tous les résultats analysés statistiquement.